Préface
de Philippe de Villiers
C’est à soixante-dix-sept ans que René
Chambon, Ingénieur des Arts et Métiers retraité, publie son premier
ouvrage,
des histoires au service de l’Histoire du temps de sa jeunesse.
L’esprit
d’enfance qu’il a su conserver perce drolatiquement dans chaque page.
De
nombreuses « personnes âgées » y rafraîchiront les souvenirs personnels
de
leurs jeunesses campagnardes avant l’ère du nucléaire, de la
télévision,
d’Internet et du téléphone portable. Les moins âgés découvriront par le
menu
les conditions de vie de proches aïeuls bien différentes des leurs.
C’est
avec beaucoup de sel et de truculence que l’auteur narre l’histoire de
son
enfance et de son adolescence dans une petite commune du Massif
Central, avant,
pendant et après la deuxième guerre mondiale. Les impécunieux paysans
et
dentellières du Velay y vivaient comme leurs parents et grands-parents
avant
eux. Curé en soutane et bonnes sœurs en cornettes y faisaient perdurer
une
tradition religieuse dont ses parents, en charge des deux classes de
l’Ecole
Publique, devaient s’accommoder. L’inconfort de leur logement de
fonction
sidérera les lecteurs nés pendant ou après les « trente
glorieuses ».
Il était sans eau courante, sans égout, sans salle de bain, sans w.c.
intérieurs,
sans machine à laver, sans téléphone. De telles commodités n’étant pas
imaginables,
la famille ne souffrait pas de ne pas en disposer. René Chambon nous a confié que les
conditions de vie des Français en ce
début de troisième millénaire le font s’interroger sur la notion de
Progrès. Il
semble ne pas être le seul à vouloir douter de ses bienfaits. « La vie était rude au temps de ma
jeunesse mais on n’avait pas les oreilles rebattues des dangers du
réchauffement climatique, de pollutions diverses de nos terres et
rivières,
mers et océans, de l’exponentielle raréfaction des poissons, des
chiffres du
chômage, de l’insécurité, des repas servis par les « resto du
cœur »,
de la dette publique. Il y avait des taudis mais pas de « mal
logés »
au motif de ne pas disposer de cuisine équipée, de w.c. intérieurs, de
chambre
chauffée. Il ne serait venu à personne l’idée que les abeilles puissent
disparaître à brève échéance. Trop peu nombreux étaient les obèses pour
faire
l’objet d’une quelconque alerte sur les risques des
« surcharges
pondérales ». Le Sida n’étant pas apparu, personne n’en
craignait les
ravages. Qui avait entendu parler de la maladie d’Alzheimer, docteur
mort en
1915, à 49 ans ? Seulement quelques médecins pour un nombre de
victimes
bien éloigné du million de pitoyables zombies de
ce début de troisième millénaire. On mourrait plus tôt, n’était-ce pas
mieux
ainsi ? Pas d’octogénaire ayant la charge d’une mère ou d’un
père
centenaire... ». Dans son épilogue l’Ingénieur
écrivain exprime son
pessimisme : « Les
diaboliques avancées technologiques et les procréations
« lapiniques » des dernières décennies insupportent
de plus en plus
notre fragile petite planète et me rendent illusoire la possibilité
d’une
croissance sans fin. L’humanité n’est-elle pas condamnée à de plus en
plus de
« sans emploi » ? Pour l’heure la
lecture de « Renatus
Chambonus» peut être un excellent antidote contre la morosité ambiante.
Pagnolesques
les jeux de l’auteur avec un remuant copain cousin, l’un et l’autre
libre comme
l’air dans la campagne et les gorges de l’Arzon, à deux pas de son
école. Être né fils
d’un couple d’instituteurs
procurait à René le rare privilège de rouler carrosse. Hilarantes les
facéties
de sa bien-aimée Mathis de 1925, circulant sans clignotants, sans feux
de stop,
sans ceinture de sécurité, sans airbag, sans GPS. En 1937 elle permit à
la
famille d’aller découvrir la Grande Bleue, avec des pointes de vitesse
de
La
détention d’un livre publié à l’occasion du centenaire du collège de
son chef-lieu
de canton, où il n’eut de cesse de devenir interne à 11 ans, lui a été
opportunité de reproduire d’édifiants témoignages d’anciens élèves. On
s’y
lavait deux ou trois fois par an, seulement les pieds, par hasard quand
la
cuisinière offrait deux ou trois bassines d’eau chaude et de la poudre.
En
hiver on y dormait tout habillé,… souvent
le matin, avec la condensation, le traversin était raidi et givré...Ses
souvenirs d’interne à l’ENP de Thiers (devenu Lycée technique) rendent
compte
de la discipline de l’époque : « en
rang et en silence pour chaque déplacement ». Suppression
de sortie
dominicale pour avoir été surpris en ville avec une casquette
d’uniforme ôtée
ou mise de travers.
Les
récits de l’auteur sont judicieusement rapportés à telle ou telle phase
de la
guerre 1939-1945 : « la Drôle de guerre »,
la débâcle, l’Etat
Français du Maréchal Pétain, les tickets de rationnement et le marché
noir,
l’occupation de la zone libre après le débarquement des alliés en
Afrique du
Nord en 1942, les atrocités des représailles des Allemands contre les
attaques
de maquisards. Dans son village René a été témoin d’une sanglante
attaque d’une
garnison allemande en repli vers la Normandie, plus importante que
celle
d’Oradour sur Glane. « Renatus Chambonus » est aussi
un amusant cours
d’Histoire, rapidement et aisément assimilable par nombreux citoyens de
l’hexagone ne sachant plus grand-chose du conflit planétaire aux plus
de
cinquante millions de morts.
A travers les pages de ce livre, on
découvre un homme de caractère, d’une grande liberté d’esprit, qui
traverse la
vie avec panache. C’est une chance inouïe pour le Puy du Fou d’avoir pu
croiser
sa route. Grâce à son génie créatif, nous avons pu reconstituer un
velum unique
au monde, identique à ceux qu’on trouvait sur les amphithéâtres
romains. René
Chambon a gagné son pari : il a retrouvé le nombre d’or du
velarium du
Colisée, perdu depuis 1500 ans. Ce n’est qu’au XIXème
siècle que les
archéologues ont retrouvé une peinture représentant l’amphithéâtre de
Pompéi
recouvert d’un velum. Cette peinture gisait dans les cendres des
anciennes
colères volcaniques. Il a fallu attendre les recherches, les études de
l’ingénieur René Chambon pour comprendre les mécanismes et les
techniques
ancestrales qui, du Colisée au Circus Maximus, abritaient le public
romain. René
Chambon est un ami du Puy du Fou et il y a laissé un témoignage
d’amour :
un chef-d’œuvre de l’imagination, où la science et l’art se fécondent
harmonieusement. Lisez ce livre, il est rafraîchissant. Il parle de la
vraie
vie, celle qui relève les épreuves et les met à la hauteur des grands
caractères.
Trois témoignages parmi d’autres
D’un ami architecte, octogénaire. Vos souvenirs ont été lus avec émotion par mon
épouse, avec passion par nous deux. Ils sont écrits en bon français ce
qui est
rare et simplement. Le mélange des choses comiques, pénibles ou
douloureuses
interdit de douter de leur authenticité et de leur originalité.
Dans un
registre voisin ils ont évoqué pour nous, "La
gloire de mon père" de Marcel Pagnol, avec qui vous partagez la même
qualité d'écriture. Nous
avons recherché, et trouvé, le lieu géographique de Chomelix et de
Craponne, qui appartiennent à une France tellement
profonde qu'on
pourrait douter de leur existence. Merci de nous avoir permis de lire
ces
pages.
D’un
patron d’une PME (20 personnes) connue jusqu’en Chine. Bravo
pour votre
mémoire sur les années passées. Je me suis empressé de lire les
premières pages
avec grand intérêt.... Et c’est avec grand plaisir que je vais me
fondre dans
votre récit... Je suis né en 1950, dans la France rurale, mon père issu
(comme
beaucoup de nos aïeuls du monde rural) fabriquait du
camembert à Isigny-sur-mer....Dans
notre maison familiale il n’y avait pas d’eau courante pas de WC pas de
douche
(alors dans le baquet oui 2 ou 3 fois dans l’année) pas de chauffage,
etc. Je
me suis reconnu « la buée de notre respiration avait
transformé le bord du
drap en glaçon ».... Je suis en train de lire un livre sur la
France
profonde des années 1870 a la guerre 14....Mais voila nous avons
beaucoup
oublié… maintenant il faut « consommer », croissance
mais surtout
gâchis continuel. René je vais vous quitter, et je vous raconterais la
suite de
ma lecture.
D’un jeune ami ingénieur de 25
ans. En ce qui me concerne, j'ai vraiment apprécié
de le lire. Déjà
dans tes mails, j'aimais beaucoup ton style d'écriture. Même si il est
clair
que ce genre d'ouvrage n'est pas du tout le type de lecture que
j'entreprends
d'habitude, j'ai été vraiment agréablement surpris. Outre l'aspect
autobiographique, il était vraiment intéressant d'apprendre
comment était la
vie durant ces périodes là de l'histoire. Tes descriptions
des premières
voitures, de leur fonctionnement est également un autre aspect de la
chose qui
m'a fortement intéressé... sans doute est-ce là le côté ingénieur qui
ressort
de moi. Ce qui est également surprenant c'est l'histoire entrecoupée
d'événements décrits de manière parfois "crue", notamment lors de tes
petits ennuis de santé...
Grands-parents
et parents
Mes
quatre grands-parents sont nés entre 1850 et 1890 en Haute-Loire, un
département aussi déshérité que ses voisins Cantal, Ardèche et Lozère.
Misérables ont été leurs enfances dans de misérables familles paysannes
en zone
montagneuse, guère plus enviables que celles des jeunes mineurs d’Emile
Zola. A
chaque génération les terres cultivées avaient été partagées. Les
surfaces
possédées par chaque famille diminuaient et il n’était plus possible
d’arracher
à la montagne d’autres terrasses. La situation devenait intenable, il
fallait
partir. C’est le choix qu’a fait, tout jeune, mon grand- père paternel
Auguste
Chambon, treizième des quinze enfants de fermiers de Montusclat, près
du mont
Mézenc, au pays dit « des trois toits ». Quinze
enfants (9 filles et
6 garçons) en 18 ans ! Mon arrière- grand-mère n’avait que 40
ans à
l’arrivée de la dernière-née, Maria, en 1868. Au pays dit
« des trois
toits » car la plupart des misérables habitations n’avaient pu
être
couvertes que de lauzes (grosses pierres plates), de genêts ou de
chaume !
Humains et animaux pouvaient y vivre groupés dans le même espace, un
moyen de
profiter de la chaleur des bovins. Les hivers sibériens contraignaient
à
stocker jusqu’au dégel, dans l’église ou sur un toit, les cercueils des
morts.
Grand-père paternel fut sans doute l’un de ces milliers d’auvergnats,
livreurs
de charbon ou employés dans les débits de boisson de la capitale, qu’on
nomma
« bougnats ». En ce début de troisième millénaire
beaucoup de leurs
descendants y ont pignon sur rue et partagent leur attachement à la
terre des
ancêtres au sein de nombreuses associations. Engagé volontaire en 1890,
à 24
ans, il bénéficia d’une affectation spéciale de « chasseur
forestier » dans la « Conservation des
forêts ». En 1901 il fut
affecté en Algérie en tant que tel, marié depuis six ans à Marie
Lagier, ma
grand-mère un peu plus jeune. Son carnet militaire m’apprend qu’il
était équipé
d’un uniforme avec casque en liège, d’un fusil, d’un revolver…et d’un
sabre de
cavalerie légère, modèle 1755 (je dis bien 1755). C’est en Algérie,
vers 1912,
qu’il fut foudroyé par le typhus. Toutes mes recherches pour connaître
la date
exacte de son décès, auprès de sa commune de naissance, des archives
départementales et des archives nationales, sont restées vaines. Les
misères
endurées par ma grand-mère en charge de quatre orphelins, de 5 à 13
ans,
amenèrent papa à reprocher à son géniteur l’« expatriation »
aventureuse.
Est-ce cette rancune sournoise qui le dispensa d’aller se recueillir
sur une
tombe du Constantinois algérien ? A Souk-Ahras sont des ossements qui
n’ont
reçu aucune visite depuis plus d’un siècle. Papa me disait que sur le
tard des
Pères Blancs lui avaient procuré une certaine instruction. Que sont
devenus ses
nombreux frères et sœurs ayant survécus à la misère ? Nous recevions parfois la
fille de l’un d’eux
mais le seul souvenir que j’en garde est la crainte que m’inspirait son
mari,
ayant compris qu’il était gardien de prison….
A
la
mort de grand-père paternel sa veuve, de trente-quatre ans, quitta le
Constantinois algérien et revint au pays natal. Comment logea t’elle et
nourrit-elle
ses deux jeunes garçons et ses deux fillettes ? Pour elle
aussi ni
Sécurité Sociale ni allocation d’aucune sorte. Quelques récits de papa
sur les
conditions matérielles de son enfance m’ont donné des émotions très
semblables
à celles ressenties à la lecture des « Misérables » ou du
« petit
Poucet ». La pauvre veuve assumait seule l’existence de tous
avec le lait
de quelques chèvres, un potager et un travail sans relâche, penchée sur
son
carreau de dentellière de l’aube jusqu’à très tard dans la nuit, les
yeux
rouges de fatigue accumulée. Dès que leurs tailles le permirent les
deux
garçons furent loués dans une ferme pendant les vacances scolaires,
comme leurs
sœurs avant eux. Les petits pécules rapportés s’ajoutaient aux
économies
qu’avait pu réaliser la maman pendant le temps où elle n’avait pas à
les
nourrir. C’est ainsi que, dès l’âge de sept à huit ans, papa dut
participer à
de pénibles travaux des champs et d’écurie. Les rustres patrons
exigeaient
beaucoup de cette main d’œuvre bon marché, encore trop coûteuse à leurs
yeux. Il gardait le souvenir des humiliations de certains
matins de son
enfance où il devait se sustenter d’une mauvaise soupe en face du fils
de la
famille se régalant d’un bol de chocolat. Besoin de revanche, il
prenait
plaisir à raconter comment l’un de ces croquants avait acheté une série
de
sabots de toutes les pointures pour chausser jusqu’à sa majorité, à un
prix de
gros, son héritier en bas âge. Le grigou exigeait de tous les membres
de la
famille de récupérer soigneusement leurs urines pour arroser les
terres. Je
connais peu de chose de l’enfance de mon géniteur. Je me souviens qu’il
riait
de bon cœur en narrant sa participation à une espièglerie des gosses de
son
époque : depuis un soupirail tirer vivement la ficelle à
laquelle était
attaché un porte-monnaie, quand un quidam se penchait pour le
récupérer. Je
tiens encore de lui qu’il y avait tant de truites dans les rivières
qu’il les
attrapait avec un râteau, dans le bief d’un moulin. Les poissons
étaient alors
nourriture si détestable que les employés de ferme exigeaient de leurs
patrons
de ne pas manger du saumon plus de deux fois par semaine...
Vers
leurs seize ans les deux sœurs aînées
de papa partirent s’embaucher en usine, allégeant ainsi la charge de la
mère.
On peut imaginer la douleur de cette dernière quand l’épidémie de
grippe
espagnole de 1918 emporta ses deux filles. Ouvrières à Roanne, à cent
cinquante
kilomètres de là, il est vraisemblable qu’elles ont fait partie de nos
millions
de femmes affectées à la fabrication de munitions. L’aînée devait avoir
une
vingtaine d’années et l’autre un peu moins. Papa se souvenait toujours
avec
beaucoup d’émotion des câlins qu’elles lui prodiguaient. Il réussit à
extraire
leurs visages d’une photographie de groupe, les seules images d’elles
en sa
possession, et fit l’agrandissement que je conserve. Il m’a été
impossible de
connaître où elles sont nées (à Souk-Ahras en Algérie ?) et où
elles sont
inhumées. La mobilisation de ses deux fils en
Les
deux sœurs de papa font partie des
400.000 français, et des quelque vingt millions d’humains de par le
monde,
victimes en quelques mois du terrible virus, vraisemblablement transmis
par de
la volaille. La pandémie se déclencha au printemps, sommeilla en été et
explosa
en automne. La
mitraille, les
baïonnettes et le gaz moutarde de la Grande Guerre furent notablement
moins
meurtriers. Comme le sida et le coronavirus aujourd’hui ce n'était pas
la
grippe elle-même qui tuait mais les complications redoutables qui
pouvaient
s'ensuivre. Pneumonies, endocardites, thromboses, hémorragies
intestinales,
méningites, abcès au cerveau, ramollissement cérébral, paralysies
furent les
suites les plus meurtrières. Des épidémiologistes s’étonnent que la
tueuse
n’ait pas fait plus de morts et ne cachent pas leur crainte d’un retour
de
pareille catastrophe tant sont imprévisibles les mutations des virus et
leurs
passages de l’animal à l’homme. Le
frère
cadet de papa, mon oncle Joseph, partit à seize ans s’embaucher à la
Manufacture d’armes et cycles de Saint-Étienne. D’une adresse
exceptionnelle,
il taillait si rapidement ses crosses de fusils que les primes ajoutées
aux
salaires lui procurèrent une certaine aisance. Malheureusement celle-là
l’autorisa à prendre de mauvaises habitudes de boisson dont il ne se
défit
jamais. Au bout de peu d’années il s’installa à son compte dans la
production
de lettres découpées dans des feuilles de métal, puis de carabines à
air
comprimé et de pistolets, de poignées de portes, de dessous-de-plat, et
bien
d’autres choses encore. Il vécut en concubinage et n’eut pas d’enfant.
Des
photographies me rappellent qu’il nous rendait souvent visite, avec des
jouets
pour mon frère et moi. Sa caisse de retraite n’eut pas à lui verser
beaucoup,
l’alcool l’ayant fait quitter ce monde dans un état pire que pitoyable,
peu
après ses soixante-cinq ans. Jean, mon père, fut le plus chanceux des
enfants
du malheureux garde forestier foudroyé par le typhus. Un de ses
instituteurs
remarqua son intelligence et lui fit obtenir une bourse pour entrer à
l’Ecole
Normale d’Instituteurs. Son exemption de service militaire le fit, dès
sa
sortie, nommer à Bonneval, un joli petit village près de la
Chaise-Dieu, blotti
au fond d’une jolie vallée. Pendant un an ou deux il y partagea son
logement de
fonction avec sa mère bien aimée et y débuta sa carrière de génial «
touche à
tout ». Son joli buffet à deux corps, en noble bois de merisier, fait
encore le
bonheur d’une de ses petites-filles. Je salue, chapeau bas, celui qui,
à vingt
ans, sans aucune expérience en la matière, avec pour seuls outils
quelques ciseaux,
scies et rabots à main, a su fabriquer pareil meuble. Les
assemblages par
tenons et mortaises sont d’une qualité stupéfiante.
La
famille de la branche maternelle vivait
près de La Chaise-Dieu (célèbre abbaye avec curieuse fresque de danse
macabre)
au nord du département, un territoire à peine moins froid et à peine
plus
fertile que celui de la branche paternelle. On faisait beaucoup
d’enfants : grand-mère maternelle avait sept sœurs et un
frère. Lui seul,
mon grand-oncle Johannes, eut la chance d’aller à l’école au-delà de 14
ans. Il
devint instituteur républicain avec un standing de vie enviable. Grand
et
corpulent, il semblait avoir pris sur lui d’incarner toute la dignité
de
l’Institution Educative de notre Troisième République. A contrario je
tiens de
deux de ses sœurs des témoignages sur leurs sorts d’enfants assez
semblables à
celui de la Cosette du roman de Victor Hugo. L’impécunieux paysan chez
qui ma marraine
Léontine était louée, très jeune, lui commanda un jour : « Léontine,
quand tu feras la soupe du chien fais en un peu plus, il y en aura pour
toi ».
Quand je fus en âge de l’entendre une autre de ces grands-tantes,
Félicie, me
raconta comment elle en était réduite à racler avec ses ongles les
coulures du
sang de ses règles sur ses cuisses et mollets tandis qu’elle devait
tasser le
foin sur le char à vaches de son patron.
Le
massacre d’un million et demi d’hommes dans les tranchées de 14-18
condamnait
des centaines de milliers de femmes au veuvage ou au célibat, et à
survivre
avec de faibles moyens, sans Sécurité Sociale ni Allocation de quelque
nature
que ce soit. Après les enfances difficiles que je viens d’évoquer
quatre des
sept sœurs restèrent célibataires à vie, toujours vêtues de lourdes et
longues
robes noires, gagnant péniblement leur pain quotidien avec leurs
carreaux à
dentelle. La chirurgie étant encore balbutiante deux d’entre elles
conservèrent
jusqu’à leur mort un pied bot ou une bosse dans le dos. La médecine
n’étant pas
ce qu’elle est aujourd’hui grand-mère maternelle, Clémence, l’aînée,
mourut à
30 ans, des suites de ses couches, cinq ans plus tôt ! La
jeune orpheline,
ma mère, fut confiée à un couple sans enfant, les « Rome,
relativement
aisé grâce au salaire de l’homme, enseignant dans une école laïque. Les
dirigeants
de l’époque encourageant les expatriations au Maghreb le veuf devint
charpentier dans une mine d’Algérie. Il revint au pays quelques années
plus
tard avec une seconde épouse pied noir de 14 ans sa cadette. Le couple
que j’ai
connu vivait chichement grâce à un petit atelier de menuiserie, une
toute
petite épicerie et une charge de garde-champêtre avec casquette et
tambour.
Le
sobriquet « Brailledor
» de grand-père maternel résulte-t-il d’une voix de chanteur d’opéra,
ou
portant un ample pantalon (des braies) de velours caca d’oie, ou
virtuose de la
bagatelle ? L’application de sangsues qu’on lui fit pour
combattre une
attaque cérébrale inquiéta beaucoup l’enfant que j’étais et fut
totalement
inopérante. Il en mourut sans autre descendance que ma mère, à soixante
et onze
ans, quand j’avais une douzaine d’années. Ma mère fut comme un petit
ange tombé
du ciel pour le couple sans enfant qui la recueillit au décès de sa
maman,
choyée et adulée au-delà du raisonnable. Las ! la femme Rome
était obsédée
de religion jusqu’à porter un cilice, sorte de ceinture de
mortification, en
crin ou en métal, et à infliger à l’enfant une overdose de catéchisme,
de
messe, de vêpres et de prières aux repas et aux couchers. Overdose qui,
plus
tard, lui fit fuir comme la peste le Bon Dieu, la Vierge Marie et tous
les anges.
Mariée, elle ne mit plus les pieds dans les églises que pour les
baptêmes, les
mariages et les enterrements. Mon tardif premier sacrement à l’âge de
neuf mois
ne troubla jamais sa conscience alors que les piliers de bénitiers me
désignaient comme « lou peti dou
diable » pour cette violation des lois vaticanes,
insupportablement
sacrilège à leurs yeux. Les parents adoptifs moururent peu de temps
après son
mariage sans avoir à connaître combien leur adorée deviendrait
mécréante. Pour
son malheur l’enfant unique qu’était ma mère fut aussi, jusqu’à son
adolescence, l’unique enfant des six sœurs et du frère de sa mère. La
fille de
la défunte aînée fut traitée en prodige, choyée, admirée, louangée par
ses
jeunes tantes et oncle très soudés de la tribu des
« Carcalan », un
sobriquet ayant pour origine le pompon de laine pendant de la chéchia
d’un
ancêtre, zouave sous le second empire. Papa disait parfois « quand
on
en voit un on les voit tous ». Durant toute son
enfance et son
adolescence leurs prévenantes attentions la conforta dans une
très haute
idée de sa personne. A sa sortie de l’Ecole Normale d’Institutrices
elle fut
affectée dans un petit bourg, si loin de tout qu’il était encore sans
électricité
en 1928. Ne sourions pas, en novembre de l’an deux mille la télévision
m’a
appris qu’une campagnarde de chez nous venait d’être raccordée au
réseau EDF,
après avoir vécu ses soixante-dix printemps sans électricité. Ma mère
fut
certainement parmi les derniers maîtres d’école à entrer dans la
carrière en
s’éclairant avec des lampes à pétrole.
Je
confesse souvent avoir eu beaucoup
de chance de naître tel que je suis né, quand je suis né et où j’ai
vécu mes
jeunes années. J’ai été un heureux bénéficiaire de
« l’ascension
sociale » sous notre Troisième République, puis des
« Trente
Glorieuses ».
Grands-parents enfants de misérables paysans, parents instituteurs, moi
ingénieur. Assiste-t-on aujourd’hui à une inversion radicale de
tendance :
j’entends que le pourcentage de pauvres chez les jeunes est deux à
trois fois
plus élevé que chez les vieux, (pardon : les personnes âgées.)
Comme
tout humain,
y compris les papes, les curés et les bonnes sœurs, c’est le hasard
d’une
rencontre entre un homme et une femme qui me fit naître. Pour moi il
fut qu’à
la fin des années 1920 le jeune instituteur et la jeune institutrice
que je
viens de mettre en scène eurent un premier poste dans des bourgades
voisines.
N’ayant d’autre moyen de locomotion que sa bicyclette papa ne pouvait
pas
chasser très loin et son instruction le portait naturellement vers une
personne
de sexe opposée capable de soutenir une conversation, une denrée alors
rare
dans un coin perdu du Massif Central. C’est de son village qu’il partit
à bicyclette
à ses rendez-vous galants de l’été 1929. Ils furent suivis d’une
présentation
aux deux familles. Las ! le grand-père maternel avait connu en
Algérie les
us et coutumes maghrébines. Agé de seulement cinquante-trois ans il
réclama une
rente en bonne et due forme en échange de la main de sa fille. Papa
rétorqua « s’il
y en a une pour vous il y en aura aussi une pour ma mère ».
Sans
doute choquée par un tel marchandage la fille menaça de se dispenser de
l’accord paternel. Les bans furent vite établis et les mariages, civil
et
catholique, prononcés à la mairie et dans la petite église du village
de
Bonneval. Malgré son dépit pépé vint y donner le bras à sa progéniture.
Une
photographie des époux et de leur vingtaine d’invités aux cérémonies et
aux
agapes immortalise la faste journée de réparation des faiblesses
estivales. Bel
homme était le marié malgré son pantalon trop court. L’effroyable mode
de
l’époque ne cachait rien des rondeurs de la petite grassouillette
épousée
portant l’incontournable fleur d’oranger, symbole de virginité. (?).
Tout
de suite après le mariage de 1929 le
couple rejoignit les nouvelles affectations attribuées par l’Académie,
les deux
classes de l’école communale du Bouchet Saint Nicolas, un bourg à une
trentaine
de kilomètres au sud du Puy en Velay. L’endroit est très connu pour son
splendide grand lac bordé de forêts de pins, circulaire comme le
cratère du
volcan qui contient ses eaux noires, à mille trois cents mètres
d’altitude. Il
est toutefois fortement conseillé d’aller le découvrir à la belle
saison car
les hivers y sont souvent sibériens. Là aussi il fallait parfois
stocker les
défunts sur les toits, jusqu’au dégel…Apprise de la bouche de ma mère,
peu
portée à la grivoiserie, pendant des années je tins pour authentique
l’existence
d’une piquante affaire de cocufiage au Bouchet Saint-Nicolas. Elle
était celle
d’un coquin qui entrait subrepticement où il savait trouver une femme
seule
dans son lit, le mari étant parti, sans fermer la porte, rejoindre dans
la
« maison d’assemblée » des compagnons de belote.
L’épouse endormie
sous cinquante centimètres de couvertures et d’édredon, dans une
chambre à zéro
degré, comprenait trop tard, ou ne comprenait pas, que l’hommage reçu
n’était
pas du mari. La peur du scandale faisait garder le silence à toutes.
Ayant
récemment lu la même drôlerie de « satyre » dans le
best-seller
« Clochemerle » je me dis, aujourd’hui, que celle-là
a pu être pure
invention, pour rire dans de nombreuses chaumières de France.
Quelques
propos amers de papa m’ont bien
fait comprendre que ces premières années de vie en ménage furent pour
lui le
commencement de la « Grande Désillusion ». Absence de moyens
contraceptifs et
pulsions sexuelles trop longtemps contenues firent que l’épouse fut
engrossée
illico, dès la nuit de noce, la date de naissance de mon frère le dit
clairement. La lune de miel fut de courte durée. Peu de temps après le
mariage
l’époux eut à supporter pendant de longs mois la présence de
l’envahissante
tante Maria. Venue aider sa chère nièce, cette rude campagnarde
célibataire
forçait la future maman « à manger comme
quatre » parce qu’il « faut manger pour
deux », le mari
n’ayant plus rien à dire dans cette affaire de femmes. Les kilos
superflus pris
pendant la grossesse et soigneusement entretenus pour raison
d’allaitement ont,
sans doute, été responsables de la sévère phlébite de celle qui les
portait. En
sus de l’encombrante tante papa dut s’accommoder longtemps d’une jeune
épouse
alitée. Le caillot de sang finit par se dissoudre mais jamais les
graisses
stockées, notamment dans les fesses.
Tout me porte à croire que mon malchanceux père était, dès
le lendemain du
mariage, incité à se dépêcher et condamné à ne connaître de l’amour que
de
hâtives libérations physiologiques. Sa grande sensibilité lui aurait
pourtant
permis de dispenser et d’apprécier les tendresses qui subliment l’être,
avant,
pendant, et après le rapport physique. Grande tante Maria se maria, à
47 ans,
avec un menuisier, de quinze printemps son aîné… qui mourut trois ans
plus
tard. Le souvenir de sourires entendus me laisse croire que les mauvais
plaisants ne se sont pas privés d’explications grivoises. La veuve se
consola
dans la religion et devint la préposée incontournable des
« Pater
Noster » et des « je vous salue Marie » dans
toutes les
occasions. A la fin des agapes clôturant les enterrements c’est avec
une voix
de stentor qu’elle débitait ses prières, à une vitesse vertigineuse,
tout en
égrenant un gros chapelet. Savait-elle ce qu’étaient « les
pompes et les
œuvres de Satan » ? Sans doute pas mieux que la
plupart des paysans
endimanchés prononçant leur renonciation à ces horreurs au cours des
messes
dominicales, seulement boudées par quelques rares mécréants. Elle
mourut à près
de 90 ans. Je détiens un émouvant document de sa main signalant post
mortem
qu’elle s’était offert « un petit
cercueil »
et avait réglé les « fossoyeurs ». Son testament donna à mon
frère et à
moi-même une partie de ses maigres économies de dentellière et de
retraite
vieillesse de l’époque, un minimum de survie attribué depuis 1956 sans
contrepartie
de cotisation, devenu en 2005 « Allocation de solidarité aux
personnes âgées ».
Un revenu béni des Dieux qui, sur ses vieux jours, lui avait permis de
s’offrir
un très convoité pèlerinage à Lourdes. Ce fut la dernière fois que je
la vis.
C’était en 1967, ma famille alors installée dans la Cité Mariale.
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